Une nouvelle école

La crise que connaissent de nos jours la France ainsi que les pays d’Europe dans leur ensemble a des causes multiples, et d’ordres divers. Les plus visibles sont politiques en un sens immédiat. D’autres sont plus profondes et agissent sur le temps long. Elles ressortissent au défaut d’une culture qui a depuis fort longtemps déjà renoncé à la recherche désintéressée de la vérité, pour se tourner vers la maîtrise technique de la nature en guise de science, et vers l’utopie et l’utilitarisme en guise de politique. L’intelligence française et européenne a versé dans un relativisme incapable de s’élever jusqu’à l’universel. Ce faisant, elle a tourné le dos à la grande tradition intellectuelle et spirituelle caractéristique de notre civilisation, en même temps qu’elle a perdu le sens de la prudence et du bien commun.

Se confronter à la crise contemporaine suppose de relever cet immense défi, en prenant le risque, au milieu des incertitudes de l’époque, de s’inscrire dans un temps long. Alors il sera possible de retrouver une intelligence des choses, une vertu contemplative sur un plan naturel, en même temps qu’une juste appréciation des choses morales, une vraie prudence. Ces vertus seules favorisent la libre discussion entre les hommes à partir de leur expérience commune, et prépare la raison à l’accueil du divin et de la Vérité qui libère.

Une telle tâche dépassera toujours et de toutes parts nos humbles capacités. Mais ce serait pécher par fausse humilité que d’en prendre prétexte pour ne rien faire. Il est plus sage d’accepter d’affronter la difficulté, et de se doter des moyens d’y parvenir. La fondation d’une nouvelle école s’inscrit dans cette perspective, selon l’idée que nous devons nous mettre au travail sans plus attendre et que le faire suppose de fonder une structure nouvelle, dégagée de la sclérose inévitable des institutions déjà installées, et forte d’une jeunesse qui la rende apte à renouer avec la noble tradition d’une libre recherche. C’est pourquoi, nous avons choisi de nommer cette école Collège Saint Germain, en l’inscrivant par-là dans la tradition parisienne des studium, en même temps que dans la tradition chrétienne des fondations en général, par le patronage d’un évêque et fondateur d’abbaye. Non par goût du passé pour lui-même, mais parce que cette tradition offre un modèle à la fois de rigueur, de liberté intellectuelle et d’innovation dans la continuité, qui est tout ce dont nous avons besoin en une époque où l’idéologie et sa pesanteur triomphent, et où l’illusion du savoir, la doxa, domine, bien plus que le savoir lui-même.

La fin première poursuivie en fondant cette nouvelle école est de pallier ce qui nous apparaît comme le manque le plus criant de notre époque, qui a déjà compris l’enjeu essentiel de réformer l’enseignement et s’y attelle, mais reste dans une large mesure enfermée dans le savoir académique : le manque d’une vraie structure de recherche indépendante. Indépendante tant des instances du pouvoir que des modes intellectuelles du moment, comme des habitudes intellectuelles plus tenaces. Indépendante aussi du souci immédiat de l’action. L’activité de libre recherche intellectuelle fondée sur une approche critique des discours récents comme anciens est en effet une condition nécessaire pour retrouver un véritable savoir.

Dans cette perspective, notre conviction est que seule la reviviscence d’une philosophie réaliste, informée par la foi chrétienne, peut nous permettre de retrouver la liberté intellectuelle et un regard de vérité sur notre monde. Cette position de principe n’est pas en soi évidente. Dans le contexte qui est le nôtre, elle risque fort d’apparaître comme arbitraire. Nous nous en expliquons brièvement en une réponse à des objections que nous a faites un ami (cf. Disputatio).

Travailler à la résurgence de la philosophie réaliste, en confrontant les principes permanents aux problèmes tels qu’ils se posent à notre époque, fait ainsi partie des objectifs premiers que nous nous donnons. Aucun domaine de la réflexion philosophique n’est exclu a priori d’une telle démarche. Selon l’ordre de priorité qui nous semble être requis par l’état général de la culture aujourd’hui, nous entendons toutefois privilégier pour commencer deux axes d’étude : la philosophie de la nature et la philosophie politique.

Nous espérons ainsi pouvoir initier à l’automne 2017 deux séminaires, un sur chacun de ces deux domaines. Toutes les précisions pratiques seront données dès que nous le pourrons, mais nous convions d’ores et déjà toutes les bonnes volontés intéressées à nous rejoindre.

Guilhem Golfin

Disputatio

Un ami soumet deux objections à la démarche intellectuelle esquissée dans la présentation du Collège Saint Germain (cf. Une nouvelle école) ; c’est pour nous l’occasion de préciser dans les grandes lignes cette démarche, et l’esprit qui l’anime.

« Cher ami,

» Je viens de lire l’article qui présente la démarche constitutive du Collège Saint » Germain.

» A mes yeux, vous aurez à résoudre deux questions fondamentales :

1° Peut-on être « fondamentalement libres » en s’affichant comme « ancrés dans une vision chrétienne de l’homme » ? Il n’est pas facile à concilier ces deux notions, car une vision chrétienne sous-entend une obédience et est donc à l’opposé d’une liberté d’esprit.

2° Comment atteindre une « vérité » en dehors d’une vision théologique de la chose ? Car pour le commun des mortels, vrai et faux sont inséparables comme les deux faces d’une médaille. Aucune science, aucun savoir ne peut prétendre pouvoir atteindre une quelconque « vérité » qui ne soit remise en question avec les mêmes moyens intellectuels qui ont permis de l’atteindre. Seul l’absolu divin nous met en relation avec SA vérité. Mais c’est revenir à la FOI et donc réducteur quant au champ des personnes intéressées ou susceptibles de l’être.

» Ainsi, vous n’avez pas un chemin facile à faire. Mais mes encouragements vous accompagnent. »

Réponse

Il y a plusieurs choses à prendre en considération dans ces deux objections.

La question de la liberté philosophique

Opposer la liberté et l’ancrage chrétien suppose que la recherche philosophique devrait se développer sur un fond a priori indéterminé. Et en particulier en dehors de toute dimension religieuse. Comme si dans une perspective religieuse, soit les jeux étaient en quelque sorte faits d’avance, soit la liberté était contrainte par une forme d’obéissance. Ce qui peut s’entendre encore de deux manières.

L’obéissance peut en effet être obéissance à la foi elle-même (et cela équivaut en quelque sorte alors au premier point), ou bien elle peut être obéissance à l’autorité ecclésiale.

En fait, il y a là un malentendu. La foi, bien loin de contraindre, libère.

Pour qui veut le comprendre, deux points sont à tenir ensemble :

1° La recherche philosophique, qui est recherche de la sagesse par voie de science naturelle, autrement dit à partir de prémisses données par la connaissance naturelle, sensation et raison pour aller à l’essentiel, ne se déploie jamais à partir d’une tabula rasa. De ce point de vue, l’idée qu’il faudrait une indétermination de principe pour que la liberté d’enquête et de recherche soit effective est illusoire. De fait, il y a toujours des prémisses ; c’est une vérité logique élémentaire : on ne peut pas raisonner à partir de rien.

2° La foi, pour être clairement différente de la raison, ne lui est pas opposée.

Quant au premier, cela signifie que le travail de la raison se fonde nécessairement sur des pré-connaissances qui n’ont pas été données par la réflexion critique elle-même. Appelons-les croyances. La raison peut et doit bien entendu faire retour sur ces croyances, les soumettre à la critique et ainsi éprouver leur valeur. Eventuellement les rejeter, mais pas nécessairement. Sauf à verser dans le rationalisme (c’est-à-dire dans l’affirmation que seule la raison est juge et que tout ce qui ne vient pas d’elle est faux – il faut autrement dit « tout ajuster au niveau de la raison », ainsi que le préconisait Descartes), on ne peut affirmer a priori que toute croyance est fausse. A partir de là, cette forme particulière de croyance qu’est la foi n’a pas à être rejetée a priori et comme par principe.

Donc, et quant au second, la convergence de la foi et de la raison est au moins possible. Que les deux se répondent, c’est ce que dit le vieux thème augustinien de la foi cherchant l’intelligence, et réciproquement de l’intelligence cherchant la foi. Je crois pour comprendre, car je veux savoir, et je comprends pour croire, c’est-à-dire que le travail de mon intelligence me montre qu’il est raisonnable de donner sa confiance dans les témoins du Christ et dans les docteurs qui ont interprété ce qu’ont dit ces témoins, ainsi que dans les autres preambula fidei, d’ordre naturel, tels que le spectacle de la création (cf. l’épître aux Romains, 1, 20).

Ceci relève de l’intelligence théologique. Mais la philosophie a sa place dans cette configuration. Prenons un exemple. Soit la philosophie de l’esprit. Un philosophe qui a la foi penchera je pense presque inévitablement vers l’affirmation que l’esprit n’est pas matériel, que donc la pensée n’est pas réductible à l’activité neuronale du cerveau, pour le dire en termes contemporains. En un mot, il ne versera pas dans le matérialisme (encore que des pères de l’Eglise influencés par le stoïcisme l’aient fait – mais ils n’ont pas fait école). Est-ce que c’est absence de sens critique ? Est-ce que la raison est contrainte par la foi ? Supposer ceci, c’est supposer que le travail de la raison vient après la foi, comme s’il y avait un cloisonnement entre les deux. Mais les choses ne se passent pas ainsi : si je crois, c’est que ma raison incline à me faire penser que nous ne sommes pas que matière, etc. Si j’étais convaincu du contraire, je ne pourrais pas croire. La foi n’est pas une marâtre qui viendrait dicter à la raison ce qu’elle doit penser de l’extérieur. La foi, tous les grands théologiens le disent, est de l’ordre d’une illumination intérieure, qui vient, comme toute grâce, guérir et conforter la nature. Si ceci est vrai de la nature humaine en général, pourquoi n’en irait-il pas de même pour la raison en particulier ? En ce sens, la foi, qui est vraie si elle vient de Dieu, libère la raison d’un certain nombre d’erreurs, et surtout la conforte de l’intérieur. Mais à partir de là, la raison part de prémisses, ou de présupposés, qu’elle doit analyser, critiquer, et confronter à l’expérience : pour autant que la question concerne la nature, la preuve ne saurait relever que de la raison, et de la connaissance naturelle d’une manière générale.

Mais la foi donne en plus une immense liberté à la raison, au sens d’un vaste champ d’investigation. Car si la philosophie est vraiment servante de la théologie, il faut bien avoir à l’esprit que le maître a besoin du serviteur, car il y a des choses qu’il ne sait faire lui-même, et que seul le serviteur peut faire. La foi est foi en la révélation, elle ne nous dit pas tout sur la nature, à laquelle elle ne s’intéresse pas pour elle-même. Et une chose qu’elle nous dit, c’est que la nature existe, qu’elle est en soi un ordre bon, et que même si elle connaît le désordre, elle n’est pas entièrement pervertie (ce qui est l’erreur première de Luther). Donc le travail de compréhension de l’ordre naturel est ouvert. Si cet ordre ne peut pas être coupé de Dieu et de la grâce, il est néanmoins une réalité en soi. Car il faut une nature pour recevoir la grâce.

Enfin, la foi donne une grande liberté de discussion. L’obéissance à l’Eglise est totale, mais quant à la foi (à son contenu) et aux mœurs. Le reste est libre. Et pourvu que l’on respecte les personnes et les fonctions, sans verser dans l’esprit de polémique, on peut discuter tout ce reste. Je prends un seul exemple. Les catholiques se réfèrent massivement à ce qu’on nomme la doctrine sociale de l’Eglise. Or on peut considérer le texte qui la résume, et qui a une sorte d’autorité de fait dans les milieux catholiques, le Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, comme discutable en bien des points, lesquels relèvent de la philosophie – comme, par exemple le personnalisme qui le caractérise, la place seconde accordée à la justice, ravalée au rang de simple “valeur“, etc. La matière est à tout le moins ouverte à discussion, car elle n’est pas directement de l’ordre de la foi. Il n’y a pas là d’autorité qui compte, au-delà du respect normal que l’on doit avoir pour les personnes et l’institution.

Rappelons que la théologie même est œuvre de la raison interprétant la révélation : pour autant, elle est discutable, ce pour quoi il y a toujours eu plusieurs théologies orthodoxes dans l’Eglise : on peut être thomiste, bonaventurien, etc. Réciproquement, l’Eglise ne s’inféode à aucune théologie en particulier, même s’il est vrai que celle du docteur commun saint Thomas d’Aquin a une autorité et un honneur particuliers. Mais pour autant que l’Eglise a le dépôt de la foi, son discours fondamental est au-delà même de la théologie.

La question de la vérité naturelle

Rappelons la thèse : « Pour le commun des mortels vrai et faux sont inséparables comme les deux faces d’une médaille. Aucune science, aucun savoir ne peut prétendre pouvoir atteindre une quelconque “vérité“ qui ne soit remise en question avec les mêmes moyens intellectuels qui ont permis de l’atteindre » – et il n’y aurait ainsi que la foi comme vérité absolue, avec, en sous-entendu, à nouveau le caractère particulier de la foi, à laquelle tous n’adhèrent pas.

La proposition est moins claire qu’il n’y paraît de prime abord. S’il s’agit de dire que toute vérité est contestée, c’est vrai de fait dans la plupart des disciplines, et seules les mathématiques sans doute y échappent, et encore pas forcément à tous leurs niveaux. Cela s’explique par leur objet propre, qui est notamment soustrait au changement, et où donc les nécessités apparaissent à l’esprit de manière bien plus évidente que dans les autres domaines de la connaissance.

Mais que les personnes contestent tel raisonnement, ne veut pas dire qu’elles ont raison de le faire. C’est de l’ordre du fait, non pas du droit. Sauf à retomber dans le scepticisme concernant la raison, et donc le fidéisme concernant la foi (donc une position analogue à celle de Pascal, selon qui « tout ce qui passe la géométrie nous dépasse »), il faut nier que tout soit (légitimement) contestable, et qu’on ne peut arriver à rien de définitif. L’histoire de la philosophie nous montre que les désaccords entre philosophes sont le plus souvent l’effet d’une variation sur un même thème. Pour prendre la métaphore musicale, les thèmes fondamentaux sont peu nombreux. Seulement, il en va plus ou moins pour nous tous comme d’un mauvais élève en mathématiques qui s’obstinerait à ne pas comprendre la démonstration du théorème et ne « verrait » pas même le problème. Certains le perçoivent néanmoins, et le comprennent de manière plus ou moins adéquate et approfondie ; mais aucun ne peut prétendre en avoir épuisé la signification. C’est pourquoi la recherche est toujours nécessaire. Il faut s’imprégner toujours davantage des principes pour en comprendre la vérité et les conséquences : la philosophie est davantage du côté de la méditation que de la mise en œuvre pratique de lois, comme est ce qu’on nomme la science.

Qu’il faille donc tenir que la connaissance humaine demeure de l’ordre d’une approximation, au sens où le disait de la critique littéraire Charles Du Bos, c’est-à-dire d’une exploration jamais achevée en droit d’un sujet donné, nous pouvons l’admettre. Mais ne pas comprendre de manière exhaustive un sujet, ne pas le saisir intellectuellement de manière parfaitement adéquate, cela n’est pas la même chose que ne pas le saisir du tout, et ne pas en percevoir certains traits essentiels, soit certaines des nécessités à l’œuvre dans le réel. Nous n’aurons jamais fini de comprendre ce réel, mais ce n’est pas pour autant que nous l’ignorons et que nous sommes à jamais impuissants à connaître certaines vérités définitives.

Depuis ses débuts, le pari de la philosophie, si l’on peut ainsi s’exprimer, c’est que l’homme est capable d’acquérir et de développer une sagesse en vertu de ses seules capacités naturelles de connaissance, donc indépendamment d’une révélation. En affirmant la consistance de la nature créée, dont les mœurs ne sauraient être assimilables à de simples habitudes contingentes et arbitraires, la foi chrétienne confirme cette prétention, tout en lui assignant des limites. Il y a une part du mystère que l’intelligence humaine est impuissante non seulement à comprendre, mais même à percevoir : le mystère de la déité, et des rapports directs de l’homme à la déité ; ce qui entre de plein droit dans la prérogative exclusive de la révélation. Tout le reste est au moins en partie accessible à la raison naturelle, qui en a besoin pour se disposer elle-même à entendre la révélation. D’où la nécessité de développer les connaissances naturelles, sinon pour chacun en particulier, au moins pour les diverses cultures, et pour l’Eglise même qui en a besoin pour scruter le mystère de Dieu.

C’est dans cette perspective et cet état d’esprit que nous entendons développer les activités du Collège Saint Germain.

Guilhem Golfin